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Les types de célébration de la Messe romaine

par l'Abbé Franck Quoëx

 

 

                Nous avons parlé plus d’une fois dans les colonnes du Baptistère de la formation et des caractéristiques de la messe romaine dite tridentine. Nous allons désormais examiner les diverses formes de célébration de ce rit : solennelle (pontificale), chantée et lue (basse, ou encore privée).  J.A. Jungmann, le grand historien de la messe romaine, a pensé naguère que ces diverses formes correspondaient à trois types différenciés avec chacun son histoire particulière : « de l'assemblée eucharistique présidée par l'évêque à la missa solemnis », « de la messe du prêtre à la missa cantata », et « de l'Eucharistie célébrée à domicile à la messe privée1 ». Cependant, à partir des indications contenues dans les livres liturgiques de la première génération (sacramentaires et ordines des VIIe
XIe s.), puis en examinant et classant les livres de la seconde génération (missels, pontificaux, ordinaires, etc., à partir du Xe s.),  N.K. Rasmussen2  a prouvé que la thèse de Jungmann devait être revue et modifiée au profit d’une dérivation cérémonielle à partir de la seule messe épiscopale originelle. Le mouvement de différenciation va donc de la messe « épiscopale » ou « pontificale » vers la messe dite « solennelle » du simple prêtre, puis de là vers la messe « basse » ou « privée » née en milieu monastique. Quant à la messe dite  « chantée », longtemps ignorée ou à peine signalée dans les livres liturgiques, elle n’est somme toute qu'une messe solennelle réduite en l'absence de ministres sacrés, voire, si l’on s’en tient strictement aux rubriques romaines (absence d’encens, de cierges pour les acolytes, etc.), une solennisation par le chant des cérémonies de la messe basse.

 

Messe pontificale et messe solennelle

             La messe solennelle est la forme de célébration comportant la plus grande solennité extérieure : ministres sacrés et acolytes, concours du peuple, chants, encens, nombreuses cérémonies prescrites. Le concept antique et médiéval de solemnitas  exprime d’abord ce qui est public et officiel, ordonné à l’hommage religieux d’une société cultuelle. Le déploiement cérémoniel, quelle que soit la manière dont il se manifeste (diverses traditions occidentales ou orientales), est donc inhérent à la célébration sociale. Dans sa liturgie, l’Église, société célébrante, députe chacun de ses membres, à la place et selon le mode qui lui revient, à l’accomplissement d’une fonction cultuelle. On voit donc par là que seule la liturgie solennelle peut être dite exemplaire et normative. C’est dans ce cadre social que les fidèles du Christ, députés au culte de par le caractère baptismal, participent de la manière la plus adéquate au sacrifice de toute l’Eglise.

La messe solennelle par excellence est celle de l'évêque dans sa cathédrale, décalque minutieux et adapté de la messe solennelle papale. Bien que le Cérémonial des évêques la désigne de manière générale sous le terme de « solennelle », on parle plutôt dans la pratique de messe « pontificale », de sorte à bien distinguer cette célébration de celle de la « messe solennelle » par un simple prêtre. La forme pontificale n’est pas secondaire, en d’autres termes elle ne consiste pas en une solennisation décorative d’une messe lue qui lui serait antérieure, mais elle constitue au contraire la norme et la référence de toute célébration romaine. Dans les premiers siècles chrétiens, à  une époque où la diffusion de la religion du Christ était un phénomène encore essentiellement urbain se développant dans les métropoles et les villes d’importance de l’Empire romain, la forme primitive de la célébration eucharistique fut celle de l’évêque, chef de l’église locale. L’évêque, a fortiori le pape, est en effet le « hiérarque », le « liturge » par définition. Entouré et assisté de son clergé, en présence de la communauté des fidèles, c’est à lui que revient la célébration du sacrifice eucharistique, signe de l’unité de l’Eglise. Aucune conception et aucune pratique n'est plus antique, ainsi qu’en témoignent nombre de documents de l'époque paléochrétienne, telle la Tradition Apostolique  (vers 215). C’est cette conception antique, dans sa pleine maturité et avec tout l’éclat d’une noble tradition, qu’offre sur la fin du VIIe s. l'Ordo Romanus  I, la première description complète de la messe romaine qui nous soit parvenue. C’est cette même économie rituelle que transmirent, au-delà des diverses modifications et autres développements, les livres liturgiques de la première puis de la deuxième génération.

Cependant, très tôt, lorsque les chrétiens devinrent plus nombreux et que la célébration du sacrifice eucharistique s’avéra nécessaire en dehors de l’église et de la ville épiscopales, le pontife délégua les prêtres de second ordre pour l’offrande du sacrifice - ceux-ci, coopérateurs de la charge apostolique de l’évêque, offrant le sacrifice en union avec lui. Toutefois, la forme pontificale de la messe, réunissant la communauté des fidèles et le clergé hiérarchique autour de l’évêque, fut longtemps considérée comme la forme idéale de la messe, celle où la société chrétienne tout entière trouvait sa plus haute manifestation et la parfaite représentation de l’Eglise. C’est encore cette vision ecclésiale de la célébration eucharistique que suppose le Cérémonial des évêques de 1600, le livre liturgique tridentin qui règle les fonctions solennelles.

 

            Parce que le simple prêtre est délégué par l’évêque à la célébration du sacrifice, il est donc nécessaire que sa subordination apparaisse dans l’ordre des signes et des cérémonies liturgiques. Une vision ecclésiologique du culte divin, fondée sur la distinction des ordres sacrés et la conscience de ce qui est dû à la personne et à l’autorité du célébrant, présida aux agencements cérémoniels nécessaires. Par conséquent la messe solennelle du simple prêtre, supposant, elle-aussi, ministres sacrés, concours de peuple, chants, cérémonies, etc., loin d’être une sorte de « messe presbytérale » solennisée, est bien davantage une messe pontificale réduite et simplifiée. Les adaptations rituelles regardèrent d'abord et surtout les manifestations du pouvoir de juridiction : ce qui à Rome, d’après l’Ordo Romanus  II, supplément contemporain de l’Ordo I, distinguait la liturgie du pape de celle de ses remplaçants, évêques et prêtres, c’était précisément ce qui exprimait le pouvoir pontifical : en premier lieu l’usage de la cathedra, le trône, lieu liturgique distinct de l'autel, ainsi que l'assistance du célébrant par le clergé hiérarchique réuni en corps. Dans les villes épiscopales en dehors de Rome, ce fut encore le même principe qui présida à la distinction entre messe solennelle pontificale et messe solennelle presbytérale. Pour  le reste, d'après des témoignages des IXe et Xe siècles, la messe solennelle du simple prêtre fut souvent d'une solennité extérieure qui, par le nombre des ministres et la splendeur des cérémonies, désormais l'apparente davantage à nos yeux à la célébration pontificale. Mais dès le XIe siècle, de manière presque générale, un seul diacre et un seul sous-diacre accompagnèrent le prêtre à l'autel. A partir de cette époque, les cérémonies de la messe solennelle ne connurent plus de changements substantiels, hors les développements rituels de l’âge gothique. Le missel de saint Pie V (1570) ne fit pour sa part que fixer une liturgie solennelle pratiquée à Rome au XIIIe siècle, tandis que certains ordinaires ou coutumiers monastiques conservèrent des usages de la messe solennelle du haut Moyen-Age.

            Cependant, comme l’a remarqué J.A. Jugmann, « le plus grand changement  qui se soit produit depuis le Moyen-Age concerne la fréquence de la grand’messe solennelle. Au début du Moyen-Age, elle était la forme de messe publique absolument dominante dans les églises qui tenaient la première place dans la vie liturgique, c’est-à-dire, outre les cathédrales, les églises des monastères et celles des chapitres réguliers, bref les collégiales. Dans toutes ces églises, le règlement comportait la messe conventuelle quotidienne avec diacre et sous-diacre, après tierce, et cette messe fut désormais le moment suprême de l’office liturgique... Des causes diverses ont rendu la vraie grand’messe plus rare. Les chapitres des collégiales, dont la raison d’être était la messe solennelle, sont depuis longtemps en voie de disparition. Dans les cathédrales et aussi, en partie, dans les monastères qui existent encore, d'autres obligations ont pris la première place. La vie retirée et uniquement tournée vers Dieu des communautés de clercs, telle qu'elle florissait au bas Moyen-Age, ne peut plus, après la sécularisation des derniers siècles, être vécue que rarement. Elle s’était exprimée dans la grand’messe quotidienne3 ».

  

La messe chantée

              Ni le missel de 1570 ni le Cérémonial de Clément VIII (1600) ne supposent l’existence d'une missa cantata.  Le Ritus servandus,  sorte de cérémonial placé en tête du missel de saint Pie V, décrit la messe basse et indique les cérémonies de la missa solemnis. C’était là une sorte de parti-pris juridique fondé sur l’histoire de la célébration eucharistique romaine. Cela n’indique pas pour autant qu’un certain type de célébration, propre aux petites églises, intermédiaire entre le rit solennel et sa réduction privée, n'ait eu le droit de cité. C’est d'ailleurs pour ce type de célébration qu'au XVIIIe siècle Benoît XIII publia un petit cérémonial, le Memoriale Rituum (1724). Dès le IVe siècle, dans les églises rurales, il n’était pas rare qu’un simple prêtre célébrât sans ministres sacrés (ou parfois avec l’assistance d’un seul diacre), accompagné d’un lecteur, ou d’un, voire deux, acolytes. Toutefois, comme l’a prouvé Rasmussen, cette forme de messe « ne peut être conçue que comme une messe épiscopale de forme réduite et non comme une eucharistie distincte de celle de l’évêque4 ».

              Une grande diversité d’usages a sans doute caractérisé ce type de célébration. En un premier temps, à l’instar de ce qui se pratiquait en Orient, on dut probablement requérir la présence d’un diacre pour assister le célébrant à l’autel. Saint Grégoire le Grand dit en effet plusieurs fois dans sa correspondance qu’il faut ordonner des prêtres et des diacres pour les églises orphelines qui n’ont pas d’évêques5. A Grottaferrata, des inscriptions attestent qu’il y avait dans cette paroisse rurale un prêtre, un diacre, un lecteur et un exorciste. Mais bien vite, le diacre fut remplacé dans sa charge d'assistant du prêtre par un clerc de rang inférieur. Ainsi, à Rome, dans certaines églises de moindre importance, c’était le plus souvent un lecteur, ou plus tard un acolyte, qui accomplissait le service. Il accompagnait le prêtre à l’autel, était chargé de la lecture de l’épître, aidait à la préparation des oblats, à la fraction et au rite de distribution de la communion (voir Ordo romanus  I). En plus du soin de l’épître, le clerc, voire les clercs, se chargeaient souvent de celui du chant : il remplissait alors la fonction de psalmista, en particulier pour les chants intercalaires (graduel, alleluia et trait). Aussi longtemps que le nombre des prêtres fut restreint dans les monastères, selon l'institution originelle, il est probable que ce type de célébration y ait été la forme ordinaire de la messe. C’est une telle ordonnance qu’a maintenu jusqu'à notre époque la liturgie cartusienne : le prêtre n’y est assisté que d'un diacre, et l'on désigne un moine du choeur pour la lecture de l’épître. Le Ritus servandus du missel de saint Pie V se fait l’écho de ce dernier usage, lorsqu’il prévoit que l’épître soit chantée par un « lecteur revêtu d’un surplis ».

La missa cantata, réduction à sa manière de la célébration pontificale, se situe dans sa manifestation cérémonielle entre la messe solennelle et la messe privée. Il est donc fondé et plus logique, au sens où le rit solennel est la norme, de lui préférer chaque fois que possible la forme solennelle avec ministres sacrés. De même, là où il  est possible de pratiquer de manière habituelle les deux types de célébrations (dans un séminaire par exemple), il nous semble louable de marquer nettement les différences cérémonielles entre ces deux types, et ce selon l’esprit véritable du missel tridentin et la pratique cérémonielle authentiquement romaine : à la messe chantée non solennelle deux acolytes-servants suffisent, ils ne portent pas de chandeliers, se tiennent à l’autel et non à la crédence ; l’un des deux, ou un membre du chœur, chante l’épître ; on ne fait pas usage de l’encens, etc. Néanmoins, dans la plupart des lieux et des cas, faute de pouvoir célébrer régulièrement la messe solennelle, s'est imposée la tendance à la solennisation de la missa cantata, spécialement dans le cadre de la grand’messe paroissiale du dimanche. Ainsi, peu à peu, la messe chantée sans ministres sacrés a-t-elle reçu un statut liturgique plus défini que le ritus servandus du missel de 1962 a finalement entériné. Sa plus haute expression demeure encore aujourd'hui la grand’messe du dimanche, paroissiale ou semi-paroissiale, avec concours de servants et de « grand-clercs », encens, cierges des acolytes, voire croix de procession, etc. Ainsi, d'une manière certes un peu hybride, se maintient l’idéal d’une célébration solennelle du sacrifice eucharistique.

 

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1. J.A. JUNGMANN, Missarum Sollemnia,  Paris 1951, T. I,  pp. 243-286.

2. N.K. RASMUSSEN, Célébration épiscopale et célébration presbytérale: un essai de typologie,  dans Segni e riti nella Chiesa Altomedievale occidentale,  ouvrage collectif, « Settimane di studio del Centro Italiano di Studi sull'Alto Medioevo » XXXIII, Spoleto, 1987, vol. 2,  pp. 581-607.

3. JUNGMANN, Missarum Sollemnia, T : 1, pp. 253-255.

4. RASMUSSEN, Célébration épiscopale,   p. 602.

5. Saint GREGOIRE LE GRAND, Ep.,  I, 15 ; II, 43 ; IV, 41; etc.

 

 

 

 

Extrait du Baptistère n°8 - Juin - Juillet 2004
© Le Baptistère

 

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